Déstabiliser dans le cadre

ENTRETIEN — TROIS QUATORZE & MATHIEU BALDIT

Directeur du collège et du lycée d’Espalion, dans l’Aveyron, Mathieu Baldit a lancé l’an dernier un programme de grande ampleur, consistant à accueillir, sur la durée et pour de longs séjours, un nombre important de jeunes lycéens étrangers. Ce programme, axe fort du projet éducatif, a pu être mis sur pied grâce au soutien des professeurs et avec l’aide sans limite de Carole Dujols, professeur d’anglais de l’établissement. L’ensemble de la communauté éducative a porté ce projet avec enthousiasme. À l’heure où nombre de lycées français, voire de rectorats, hésitent encore à ouvrir leurs portes aux élèves internationaux, il était utile également d’interroger Monsieur Baldit sur toutes les idées reçues qui perdurent, qui alimentent les blocages et nuisent à un développement serein des échanges éducatifs à travers le monde. Nous tenions également à saluer son initiative, son engagement pour le moins passionné, et sa vision globale de l’éducation, laquelle est parfaitement en phase avec celle prônée depuis tant d’années par PIE, à travers ce journal.

Lycée d'Espalion - Étudiants internationaux PIE

3.14 — Dans le cadre de votre mission, c’est vous qui impulsez le projet éducatif et qui fixez le cap. Comment vous est venue cette idée d’accueillir, régulièrement et en nombre, des élèves du monde entier ?
Mathieu Baldit (Directeur du collège et du lycée d’Espalion) et Carole Dujols - Accueillir avec PIEMathieu Baldit — Tout est parti d’une expérience personnelle que j’avais vécue il y a quelques années. J’étais à l’époque professeur d’histoire-géographie et j’avais été sollicité par un ami qui cherchait un établissement d’accueil pour un jeune Indien. Je m’étais montré favorable à cette idée, quand cet ami a ajouté : « Juste un détail : il ne parle pas un mot de français ! » J’ai répondu ; « Pas de soucis » et j’ai lancé ce défi à ma classe : « Acceptons-le pour qu’il s’intègre et qu’il apprenne notre langue. » Et il se trouve que j’ai pu observer à partir de là une transformation en profondeur de la classe. Moi qui pensais, au départ, rendre service à l’élève étranger, j’ai réalisé qu’au final, j’avais rendu service à la classe et à mes élèves français : je les avais —presque involontairement— ouverts sur l’international et j’avais élargi leur champ de vision et de réflexion.

3.14 — D’emblée vous inversez donc la problématique en répondant de façon surprenante à ceux qui voient dans l’accueil de jeunes étrangers un obstacle au développement serein de leur projet éducatif ?
Mathieu Baldit — Oui, je tiens à être très clair sur ce point : le jeune Indien que j’avais reçu aurait très bien pu réussir ailleurs, mais, inversement, mes élèves français n’auraient pas évolué si vite et si positivement sans sa présence. Je me suis appuyé sur cette expérience pour, une fois que j’ai eu en charge un établissement, développer cette idée d’une ouverture à l’international. J’ai tout de suite orienté le projet sur quatre axes : voyages à l’étranger, apprentissage des langues, échanges scolaires et —dernier élément mais pas le moindre— accueil d’élèves étrangers sur la longue durée. Nous avons aussitôt engagé un échange avec un lycée de Tel-Aviv et, dans le cadre du quatrième axe, entamé, entre autres, cette collaboration avec PIE en ouvrant notre école à vos étudiants étrangers.

3.14 — Vous vous êtes engagé « pied au plancher » dans cette démarche en faisant fi de toute arrière-pensée négative. Votre engagement et votre enthousiasme nous ont époustouflés, nous qui nous heurtons si souvent, sinon à des refus du moins à des réticences. Dès l’année de lancement de l’opération, le lycée d’Espalion a en effet accueilli, tous organismes confondus, près de 20 jeunes étrangers sur la longue durée !
Mathieu Baldit — Oui. On s’aperçoit, au bout d’une année, que l’idée a germé, qu’elle fait son chemin et que le premier objectif est atteint. Je me souviens d’un collègue et ami qui, lorsqu’il a découvert mes ambitions, m’a dit : « Mon pauvre Mathieu, tu vas accueillir 3 ou 4 jeunes, un point c’est tout ! » Mais, je ne juge pas de la réussite de l’expérience à l’aune du nombre d’élèves étrangers que l’on reçoit mais de la « réussite » de ces élèves et de l’équilibre de l’ensemble des acteurs et du projet. Nous rencontrons des difficultés, je ne le nie pas, nous nous heurtons à des situations nouvelles, mais pour l’instant je me dois de tirer un bilan très positif de l’expérience.

3.14 — Reprenons les arguments principaux des détracteurs de ce type d’accueil : que rétorquez-vous à ceux qui disent que la présence d’un étudiant étranger sur la longue durée peut nuire à la fluidité des cours et aux progrès de la classe ? Certains nous disent : « ces élèves “ralentissent” les classes ! »
Mathieu Baldit —  Permettez-moi de sourire. C’est exactement le contraire. Leur présence est un véritable dynamiseur qui vous fait insensiblement passer de la vitesse 1 à la vitesse 5. L’esprit de solidarité qui naît dans la classe est énorme : l’entraide devient un moteur. Quand on voit, comme ce fut mon cas en étude, une élève française aider un jeune Japonais à décrypter un texte, on est ému et on se dit que le tour est joué. On sait qu’on a développé chez « nos » élèves le sens de l’autre. Qu’y a-t-il de mieux pour bien comprendre que de chercher à transmettre ? Ce que j’ai pu constater, c’est que les jeunes Français aident les élèves internationaux (dans la lecture, la compréhension) et que ces derniers —parce qu’ils sont admirés des élèves français—, les entraînent à leur tour. C’est un tourbillon positif qui se met en place. Il emporte tout.

3.14 — L’objection première à l’accueil international est bien entendu celle des effectifs pléthoriques dans les classes. Quel argument peut-on lui opposer ?
Mathieu Baldit — Il faut raisonner positivement. La question n’est pas liée à une surcharge physique de la classe. Le problème, en d’autres termes, n’est pas lié au fait de rajouter une table et une chaise. La place, on la trouve. Le problème est de répondre à cette question simple : « Comment faire en sorte que le passage en France de ce jeune soit le plus bénéfique pour lui dans un premier temps, et pour les autres élèves ensuite ? » Un chef d’établissement a une totale liberté d’action. À lui de partir du projet du jeune pour le mettre au bon endroit et pour l’inscrire positivement dans le projet de l’école. Dès qu’on évoque l’inscription d’un jeune je me pose donc la question de savoir dans quelle classe, quelle série, quelle section, il aura toute sa place.

3.14 — Vous êtes en train de nous dire qu’il faut individualiser l’approche, n’est-ce pas ?
Mathieu Baldit — On doit admettre que les profils des jeunes étrangers sont très variables. Certains viennent pour apprendre le français (c’est très respectable et excellent pour le développement de la Francophonie), d’autres conçoivent leur passage en France comme une césure (ils veulent enrichir leur parcours), certains sont très brillants et s’inscrivent dans un parcours ambitieux. J’ai actuellement une élève qui vient de Quito et qui a 17 de moyenne générale ! Je ne peux pas raisonner de la même façon avec elle et avec celui qui découvre notre langue. Je me dois de la mettre à l’endroit qui soit profitable à l’élève et porteur pour la classe. On échange avec PIE pour bien comprendre ce projet, on fait des choix et on s’adapte en cours de route s’il le faut : le but est de rester dans cette dynamique du bénéfice réciproque.

3.14 — C’est donc dans cette optique que vous avez mis en place des cours de Français/langue étrangère avec différents niveaux ?
Mathieu Baldit — Oui, et cette structure remplit parfaitement son rôle. Nos élèves étrangers progressent très vite. Et tous, au bout de quelques temps, maîtrisent suffisamment notre langue pour intégrer le cursus classique.

3.14 — Remarquez-vous une différence de capacité à s’intégrer en fonction de la nationalité ?
Mathieu Baldit — Absolument aucune. Ce n’est pas la nationalité qui « fait » l’accueil, mais la personnalité de l’étudiant étranger. Je vais même plus loin : la qualité de son intégration dépend avant tout de sa volonté de se tourner vers les élèves français et d’aller à leur rencontre. Les élèves étrangers qui arrivent dans ce nouveau monde sont souvent en manque de confiance (ils ont peur d’être jugés), or nous savons par expérience que les élèves français sont très admiratifs de ces jeunes étrangers qui ont osé venir à leur rencontre ; ils sont tous, clairement, en demande de lien. Notre travail consiste donc à établir le contact. Nous sommes des traits d’union. C’est dans cette optique que nous faisons intervenir ponctuellement les jeunes que l’on accueille dans les cours de langue étrangère (anglais, espagnol ou autre). D’un côté, ils sont mis en valeur, et de l’autre ils apportent une plus-value. Si l’on admet que la finalité de l’apprentissage d’une langue est de la parler, on comprend que soudain, grâce aux échange directs avec les étrangers, la langue prend corps aux yeux de nos élèves français. On base tous nos échanges sur les rapports transversaux, lesquels créent de l’interaction et de l’émulation.

3.14 — Venons-en à l’argument du coût : que répondre à ceux qui disent qu’en accueillant des élèves étrangers, on « charge la barque » du contribuable français ?
Mathieu Baldit — J’ai souvent, alors que je prônais ces échanges, entendu cet argument. Il témoigne d’une vision très réductrice. Éduquer, c’est parier sur l’avenir. On ne dépense pas d’argent dans l’éducation, on en investit puisqu’on construit demain. En l’occurrence et pour être concret, je dois préciser que les élèves étrangers ne coûtent strictement rien. Au niveau budgétaire, je fonctionne pour ma part en moyen constant, et donc avec exactement la même enveloppe selon que j’accueille ou non des internationaux. Dans certains cas, une classe va passer de 25 à 27 élèves. Mais l’effort n’est pas financier, il est humain : il repose en réalité sur le bénévolat des établissements, des enseignants, des équipes et des familles d’accueil… et avec, en retour, tous les bénéfices dont nous avons parlé. Ce projet mené pour les élèves étrangers —et que nous relayons— est, par ailleurs, une chance extraordinaire pour des territoires comme le nôtre (le Nord-Aveyron) où l’un des enjeux majeurs est de faire venir des entreprises et d’attirer les gens. Dans une petite commune rurale, compter un étudiant américain, un japonais et un mexicain, (lesquels sont actifs dans les associations sportives, au conservatoire, etc.) est un gage de dynamisme. Ces jeunes réveillent la vie de nos villages : ils nous font aller de l’avant. Je dirais également à nos détracteurs que nous formons, à coût zéro, une élite internationale, francophone et francophile. Nous redorons notre image : nous formons les meilleurs ambassadeurs de notre « pays ».

3.14 — À quel moment et de la part de qui avez-vous senti le plus de réticences dans la mise en place de ce projet ?
Mathieu Baldit — Je suis trop déterminé en la matière —et passionné— pour donner à quiconque la possibilité d’exprimer sa réticence. Et ce, parce que j’ai la conviction que l’on fait quelque chose qui nous dépasse. Quand, un samedi soir du mois d’août, j’ai accueilli à Aurillac, au fin fond du Cantal, ces huit jeunes participants PIE (en provenance de Colombie, de Taïwan, du Canada, du Japon… de partout en fait), j’ai ressenti une émotion si forte que j’ai compris le sens de tout ce qui avait été mis en place. Et c’est cette émotion qui nous anime et qui nous permet de surmonter les réticences dont on parlait. Dans le cas présent, le plus difficile c’est sans aucun doute de trouver des structures d’accueil, des familles disposées à recevoir bénévolement les jeunes.

3.14 — Comment y parvenez-vous ?
Mathieu Baldit — On lance des appels, on mobilise, on s’appuie sur des relais (la presse, les Maires, les associations…). On sème, en s’appuyant sur les expériences déjà vécues (car, là encore, les jeunes étrangers et leurs familles d’accueil sont les meilleurs ambassadeurs du projet). On est très surpris par les réactions de certains. On s’attend à ce que celui qui est habitué à voyager, qui a une grande maison et trois chambres de libre soit ouvert au projet, et c’est l’autre, l’extrêmement modeste et plus reculé, qui va s’avérer disponible et qui va répondre à vos sollicitations.

3.14 — En tant que directeur, comment définiriez-vous la famille idéale ?
Mathieu Baldit — La famille qui a du cœur, car l’expérience nous prouve que c’est elle qui accueille le plus et le mieux. S’il y a de la générosité et du cœur, il y a partage et intégration. Il ne s’agit pas forcément d’en faire trop (des voyages, des visites), il s’agit avant tout de créer du lien et ce lien est synonyme de bonheur. J’ai en mémoire cette grand-mère d’accueil qui a montré à ce jeune Israélien à cuire la fouasse et lui qui, en retour, lui a appris à cuisiner un plat bulgare. Quand la grand-mère s’est étonnée et lui a dit : « Mais tu es Israélien, tu n’es pas Bulgare ? », ils en sont venus à évoquer l’histoire de la famille, de la shoah… de l’Europe.

3.14 — De quelle façon la présence de jeunes étrangers en exil influence-t-elle le parcours des lycéens français d’Espalion ? Est-ce que ce projet a bouleversé un peu leur vision de l’avenir ?
Mathieu Baldit —  Ces jeunes étrangers, je l’ai déjà dit, forcent l’admiration de nos élèves : partir un an, quitter sa famille, ses amis, son quotidien et ses facilités, pour se plonger dans l’incertitude… tout cela les questionne. D’autant qu’ils les voient maîtriser rapidement une autre langue, voire plusieurs langues. Nous ne sommes pas dans un territoire où les jeunes partent facilement, rien donc n’est acquis, mais je sens qu’à travers l’exemple des jeunes que l’on a accueillis, nos jeunes Français s’interrogent et se demandent à leur tour : « Pourquoi ne pas partir une année à l’étranger ? »

3.14 —On sait que les freins au départ sont nombreux. Vous parliez du contexte local. Mais il en existe d’autres, liés notamment au contexte culturel et à la question de la scolarité. L’idée que l’élève va interrompre le cours normal des études, l’idée qu’il va « perdre une année » ou pire encore « perdre ses acquis », qu’il aura bien le temps de faire une césure plus tard… font partie des leitmotiv qui bloquent le passage à l’acte. En tant que chef d’établissement, quel message souhaitez-vous faire passer aux jeunes qui ont des velléités de départ ainsi qu’à leurs parents ?

Mathieu Baldit — Je leur dis qu’il faut savoir « prendre le temps » : cessons de planifier l’avenir de nos jeunes. Pensons plutôt à solliciter leur curiosité. Se refuser (ou leur refuser) d’aller passer une année à l’étranger, c’est s’interdire (ou leur interdire) une prise d’autonomie et d’indépendance à un moment crucial du développement. L’âge idéal pour se mouler dans son environnement, pour développer sa capacité à s’en sortir, pour apprendre réellement à parler et à comprendre une langue, est celui de l’adolescence. C’est une question de souplesse et d’adaptabilité. En partant en fin de seconde ou de première vous avez la certitude de revenir transformé par votre séjour et de bonifier vos acquis (réflexion sur vos études et sur votre avenir, ouverture, capacité à prendre du recul…). En partant plus tard, vous pouvez bien entendu acquérir une expérience, mais vous pouvez être sûr que vous serez quasiment le même à votre retour. Quant à la durée, elle est fondamentale également. Il est évident que l’engagement sur toute une année est essentiel pour s’assurer d’un côté de consolider ses acquis, et pour s’assurer de l’autre de l’investissement de l’élève et de sa motivation. L’élève qui vient toute une année scolaire n’est pas un élève de passage.

3.14 — Les neurosciences nous disent qu’il n’y a pas d’apprentissage possible sans éveil de l’attention, sans motivation et sans qu’une émotion (certains parleront de plaisir) se dégage. Dans notre courte entrevue vous avez évoqué toutes ces notions. Le projet qui est le vôtre (développer de façon intense les échanges internationaux, favoriser la rencontre avec des élèves du monde entier et permettre à ces derniers de connaître une autre école) semble donc être en parfaite adéquation avec l’objectif premier de l’école.
Mathieu Baldit —  Éduquer, c’est déstabiliser dans le cadre. Il me semble que ces séjours conçus sur la longue durée entrent dans cette approche. Dans le cadre de ces échanges, les enfants engagent un virage à 180 degrés, loin de leurs bases, mais ils le font dans un contexte scolaire et familial bien définis, et en étant rigoureusement suivis par une association comme la vôtre. Tout est donc en place pour mener à bien une vraie mission éducative.

Article paru dans le Trois Quatorze n° 59