Charlie versus Frankenstein

PX*13514061CHARLIE VERSUS FRANKENSTEIN

À la suite des assassinats de janvier 2015 et de l’effet de sidération qui les a accompagnés, la France entière, qui voulait comprendre et « digérer », s’est lancée dans une sorte de psychothérapie de groupe. Trois Quatorze participe à son tour à cette opération et explique pourquoi elle a affiché le tristement célèbre : « Je suis Charlie », qui, à défaut d’avoir réuni le pays, a au moins soudé la République.

Il faut un peu d’intelligence et une certaine éducation pour comprendre qu’en France on a le droit de caricaturer, de rire et de railler, pour comprendre que la moquerie par définition est dérangeante —qu’elle peut parfois faire grincer des dents—, pour reconnaître qu’un fossé étroit mais profond, fait d’intention et de distanciation, sépare l’humour de l’incitation à la haine, pour savoir qu’en République un litige se règle en justice, pour admettre —que cela plaise ou non— que dans notre « doux » pays, blasphémer est légal et tuer tout simplement interdit.

Pour intégrer ces notions, on se demande même si l’éducation ne suffit pas, car le peu d’intelligence requis n’est en fin de compte que le fruit de l’apprentissage du savoir et du savoir-vivre ; celui-là même qui a manqué aux meurtriers de Charlie, de Montrouge et de l’Hyper Casher…
On l’a dit et on le sait : ces meurtriers n’étaient ni Saoudiens, ni Irakiens, ni membres de l’État Islamique ou d’Al Qaeda… non, ils étaient Français. Tout simplement Français. Tous trois étaient nés en métropole, avaient été élevés dans nos campagnes ou dans nos banlieues et avaient été «instruits» à l’école publique. L’horreur et la stupéfaction viennent en partie de là: du fait que ces assassins ont pu traverser leur scolarité française sans même apprendre à lire —à lire les mots et les pensées, et les images aussi—, sans apprendre non plus à «mesurer», et, comme aurait dit Camus, sans apprendre à «se retenir». Soyons clair : jamais explication ne vaudra excuse; mais, au-delà de la condamnation, il convient, pour comprendre et pour faire face à un drame susceptible de se reproduire, de s’interroger sur les causes de la longue dérive qu’il révèle. Elles sont multiples et se croisent: chômage, fracture sociale et ségrégation, dégradation des zones périurbaines, abandon des parents, incivisme et violence, méconnaissance du religieux et absence de réflexion sur ce sujet, islamisme en prison, salafisme en banlieue… Sur ces questions cruciales, et parce que nous n’avons pas d’expertise, nous ne dirons mot, pour ne rester concentrés ici que sur la seule question de l’éducation scolaire.
Nous ressemblons à la marge au docteur Frankenstein, lequel en voulant bien faire, créa un monstre; mais, ne nous y trompons pas, le monstre est à la fois extérieur et intérieur. Aujourd’hui il est en partie en nous, il est une partie de nous, une sorte de double… exactement comme «La Créature», qui porte d’ailleurs le nom de Frankenstein, était un double du docteur.
Au départ, les intentions de notre République en matière d’éducation étaient sans doute bonnes; mais, par inadaptation, par méconnaissance et par orgueil, notre projet national a en partie échoué. Le bilan de l’école française est aujourd’hui globalement médiocre ; il est même calamiteux dans certains quartiers: une ambiance délétère, des résultats désastreux (voir les évaluations mondiales et européennes), trop de crainte et trop de mépris, trop de stress et trop de violence, trop de laissés pour compte (1/3 des enfants de banlieue sortent aujourd’hui illettrés de l’école primaire)… et tout cela, alors même que ce système prônait, comme objectif et principe premier, l’égalité!
À l’image du célèbre docteur, il nous faut aujourd’hui détruire les monstres nés dans nos laboratoires ministériels et académiques. Les combattre physiquement est indispensable, mais largement insuffisant. Le but n’est pas de «justifier la force, mais de fortifier la justice». Pour éviter qu’ils ne renaissent, que les têtes de l’hydre ne repoussent et que nous ne basculions dans le cycle du mimétisme et de la vengeance recherché par le terrorisme, il nous faut agir sur le fond. Il nous faut, en restant toujours cantonnés dans le domaine de l’éducation, revoir de fond en comble notre logiciel de formation, modifier notre approche, en veillant à préserver ses qualités et en donnant à tous ceux qui sur le terrain font un travail admirable, les outils nécessaires pour parvenir à nos/leurs fins. Voilà trente ans que dans notre modeste journal nous réfléchissons sur les systèmes scolaires (voir notamment notre dernier numéro), que nous poussons tous les acteurs à visiter le monde pour mieux voir les forces et les faiblesses des différentes approches, que nous tirons des sonnettes d’alarme. Il n’y a pas d’école idéale, mais l’école française n’a rien à gagner à ne pas se comparer et à ne pas s’interroger, à ne pas s’évaluer à l’aune de certaines expériences réussies (notamment scandinaves) et à refuser clairement de se réformer. Nous n’agissons en la matière que sur le détail et jamais sur les fondements. Le projet global, nous en avons souvent parlé, doit porter sur la structure (indépendance des établissements, réflexion sur les détenteurs de l’autorité pédagogique, sur la notion de regroupement d’élèves par classe), sur l’exigence éducative (que l’on confond souvent avec le stress), sur les outils, sur l’évaluation, et, plus que tout, sur les nécessaires notions de respect et d’estime mutuels (notamment entre professeurs et élèves), car ce sont sur ces valeurs —disait déjà Platon— que se forgent autorité et discipline, écoute et confiance.
Un mot sur le «Je suis Charlie» que notre journal a choisi d’afficher. Nous le faisons, car selon nous, ce puissant slogan répond parfaitement au : « Nous avons tué Charlie », lancé par les assassins. Les trois meurtriers ont tué dix-sept «Charlie», mais sans le savoir et encore moins le vouloir, ils en ont fait naître un… puis deux… puis des centaines et des millions, et des centaines de millions… de toutes origines, de toutes couleurs, et de toutes (ou d’aucune) confessions. Si un seul avait mis «Charlie» en exergue, celui-là aurait pu être pris pour cible, mais dans la mesure où des millions l’ont fait, ces millions-là n’ont rien à craindre. Plus les gens étaient nombreux, moins il leur fallait de courage… Il en fallait donc très peu… et c’est tant mieux. Les mots, dans ces conditions, sont de vrais outils de résistance.
Nous tenions à propos de solidarité et d’esprit «associatif» à souligner ici la sagesse des familles naturelles des participants PIE. Nous pensons surtout à celles de l’étranger. Alors que le pays était en effervescence et que les médias du monde entier relayaient des informations angoissantes et pas toujours fondées, ces familles ont fait confiance à notre association et à nos partenaires. Elles ont demandé nos avis, et à l’exception de l’une d’entre-elles (qui a préféré rapatrier son enfant), elles nous ont écoutés et ont choisi de laisser leur fille ou leur fils mener leur projet à son terme. Elles ont à leur façon, et en faisant confiance au groupe que nous constituons, œuvré aussi pour préserver la liberté.

Article paru dans le Trois Quatorze n° 55