Portrait sous X

Portrait sous X

Dessin réalisé par les élèves de l’école primaire de Oued el Khill (Tunisie). Les élèves de Oued el Khill ont connu l’association PIE par l’intermédiaire «Trois Quatorze». Ils ont envoyé ce dessin au journal en guise de cadeau d’anniversaire des 30 ans de l’association.

Il est impossible de l’interviewer. Elle est insaisissable, presque immatérielle. Qu’à cela ne tienne… on la connaît par cœur, alors on la dépeindra sans la voir.

Elle est née un jour d’hiver, et —première curiosité— a été déclarée en préfecture et non en mairie. L’administration est parfois bizarre! Elle a grandi au cœur de Paris, elle a été baptisée près de Saint-Germain-des-Prés. Personne ou presque ne l’a jamais appelée par son nom. Tout le monde autour d’elle a préféré son diminutif, qui évoque indirectement la rondeur de la terre, et l’infini aussi. Elle est le fruit d’une alliance improbable, un alliage étrange de glace et de feu, de rigueur et d’exubérance, d’exigence et de décontraction. Elle est à la fois excès —dans ses projets, dans sa façon de prendre les décisions —et tempérance— dans sa gestion du quotidien et peut-être aussi de l’existence. Elle est sang-froid —en temps de crise— et sang-chaud dès que les choses s’endorment. Elle rejette le statu quo, elle n’aime pas le sommeil… Et pourtant, elle est née d’un rêve.

Un rêve: partir…
Elle a le goût du voyage, du changement, de la perte des repères. Ce goût elle le transmet à tous ceux qu’elle croise. Partir, c’est sa raison d’être. Son objet. Son statut. Petite, déjà, elle ne tenait pas en place. Elle a regardé dans toutes les directions. Logée à Paris, c’est en province qu’elle a planté dès sa prime enfance ses racines, qu’elle a tiré sa substance et son énergie. Très jeune, elle a visité et aimé Amiens, Montauban, Rennes, Grenoble, Le Mans, Nantes, La Rochelle ou Montpellier … Dans tous ces coins, elle a été accueillie et s’est sentie chez elle ; c’est là qu’elle a prospéré. Aujourd’hui, elle a des amis un peu partout ; en France bien sûr (c’est son pays), mais à l’étranger aussi, jusqu’en Afrique du Sud, jusqu’en Australie, jusqu’au Japon… Elle a toujours eu la bougeotte. À 17 ans, elle a quitté Paris pour la province, pour le soleil et la tranquillité. Elle en avait assez des embouteillages. Elle a emménagé dans un bel appartement du centre ville d’Aix-en-Provence. Elle a baptisé les cinq pièces de son logement du nom des cinq continents : un peu plus tard, elle a repris un pied-à-terre à Paris, puis à Grenoble, à Rennes… et comme elle possède indéniablement le don d’ubiquité, elle parvient à vivre quasi simultanément dans tous ces lieux.

…se singulariser
Dès sa naissance, elle a choisi de se distinguer. Non seulement elle a prôné l’idée de partir, mais elle a vanté, en parallèle, les principes de longueur et de distance. Ses premiers mots ont été : «Partir», «Loin» et «Longtemps». Autour d’elle, on a tiqué ou résisté : «C’est dangereux», «C’est risqué», « C’est du temps perdu »… lui ont dit les sages. «À son âge, vous n’imaginez pas!» « Et que fera-t-elle à son retour ? » ont ajouté ceux qui savent et qui professent. Elle ne s’est pas démontée : elle a tenu bon et a fait de l’idée de dépaysement et d’adaptation son credo. Elle s’est singularisée et a donné à tous les jeunes qui l’ont écoutée les moyens d’en faire autant.

…transmettre
Ce désir d’ailleurs, elle l’a transmis à tous. Elle a bataillé, elle a avancé des idées, des arguments : «Regarder — Apprendre – Tolérer – S’investir – S’adapter — Grandir….» Et elle a su convaincre. Ils sont près de six mille à l’avoir écoutée et suivie. Elle a travaillé en bon «Go Between». Elle a construit des ponts et des passerelles, entre des adolescents et des familles, entre des élèves et des enseignants, entre des patelins de Picardie et des coins perdus de l’Idaho ou des Northern Territories !

…communiquer
Elle envoie sans cesse des messages, des courriers, elle use des photocopies et abuse des e-mails. Elle passe son temps au téléphone, à argumenter, à convaincre, à raisonner, à jacasser : elle est bavarde comme une pie ! Elle écrit un journal… toujours le même, c’est comme une ritournelle : le même air, toujours recommencé. Elle est sans cesse en éveil, ne se repose et ne décroche jamais ; elle est en permanence sur «ON»… y compris le week-end. En cas d’urgence, vous pouvez toujours la joindre et lui demander de l’aide. Elle a un côté « bonne pâte » : tendre, ouverte, disponible. Elle aime le dialogue, mais jusqu’à un certain point ! Elle sait être têtue, elle veut toujours avoir raison. Elle est douceur face à la douceur, rigidité face à la colère et l’aspérité. Un rêve paradoxal Elle fait des affaires, mais elle n’aime pas le profit : c’est une question de nature ! Elle n’a pas de corps à proprement parler, mais plein de petits bras. Elle a deux têtes, mille oreilles, et dans l’absolu, autant de langues qu’on en parle sur la planète. Un rêve coloré Elle a le teint jaune, presque orangé, mais son cœur est bleu. C’est une sorte d’Avatar, un être étrange, impalpable. Elle pourrait faire peur si à l’intérieur elle n’était si humaine !

…revenir au bon vieux temps
Par moment, elle se retourne et regarde sa jeunesse avec tendresse. Elle est un brin nostalgique. Elle aimerait revoir tous ceux qui l’ont quittée: Maryse, Jean-Claude et Jackie, Philippe, Olivier, Christine… Elle aimerait revenir en arrière, retrouver ces moments où tout était plus simple et plus léger, où tout allait plus vite, où les choses étaient moins « bordées ». Elle oublie bien sûr les galères des débuts, les heures inconfortables, la corde raide et le diable tiré par la queue : c’est que le pain noir, comme le cheveu, blanchit en vieillissant ; c’est que le passé rayonne toujours d’une immense douceur, d’un éclat particulier, d’un humanisme qui n’appartient jamais au présent et qui ne lui appartiendra jamais —puisque le présent, par essence, ne sait ni s’appesantir ni profiter de l’instant.

…ne pas mourir
Elle a grandi, on l’a dit, relativement vite. Assez jeune, elle avait le bras long. Elle a gagné, sans doute plus tôt que d’autres, son autonomie. Certains disent qu’elle est devenue adulte à trois ans, d’autres à dix. C’est certainement exagéré, mais il faut reconnaître qu’elle s’est émancipée rapidement. À six ans, elle a rencontré un ami américain ; ils ont avancé ensemble. Très jeunes, ils ont vécu en concubinage; rien d’officiel, mais leur relation dure maintenant depuis 26 ans (l’an dernier, ils auraient pu fêter leurs noces d’argent !) Leur couple est assez étrange : un mélange de fidélité et d’indépendance. À vingt ans, elle a atteint la maturité. Elle a rapidement bâti une famille. Une famille pour le moins nombreuse. On ne compte plus ses enfants! Le premier, Nicolas est né il y a trente ans… et son premier petits-fils, Étienne, il y a quatre ans! Elle n’a pas vu le temps passer : elle est un peu comme tout le monde. Un jour, elle a compris qu’elle avait franchi un cap, qu’elle vieillissait. Alors, comme tout le monde ou presque, elle a pris peur. Elle a refusé de mourir. Elle a pensé à une solution: muer… Il fallait réagir avant qu’il ne soit trop tard. Elle s’est engagée à partir de là dans d’incessantes transformations : ses bases ont bougé, ses membres ont changé : elle a quitté l’enveloppe d’origine, s’est déployée, s’est restructurée. Elle est devenue adepte de la métamorphose : elle a adopté —et pour l’éternité désormais— le statut de chrysalide et de papillon. Elle a forcément perdu un peu en humanité, mais elle a gagné l’immortalité. Ce qui n’est pas rien. Et ses jours désormais — à l’instar du nombre attaché à son nom — ne sont plus comptés.