Un portrait de la renaissance

Danielle Mérope-Gardenier, déléguée PIE depuis près de quinze ans (et longtemps responsable pour l’association de la région Sud), nous offre —en évoquant l’enfance, les saisons et les cycles—, une sorte de respiration.

En image : Danielle d’hier (dans les bras de son père) et d’aujourd’hui

Danielle Mérope-Gardenier

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Chère Danielle, la route qui mène à toi nous éloigne de l’ordinaire.
On doit, pour rejoindre le sommet isolé où tu habites, s’écarter des sentiers battus, accepter de prendre quelques chemins de traverse en veillant toujours à ne pas se perdre.

Cette route était inondée de soleil. Hier il avait plu, puis neigé ; ce soir, me suis-je dit, quel temps fera-t-il ? Et demain ? En chemin, j’ai repensé à cette phrase de Toulouse-Lautrec, que —je ne sais plus pour quelle raison— tu m’as citée le jour où nous avons pris ce rendez-vous : « L’automne est le printemps de l’hiver », phrase dont tu avais souligné alors la beauté et la pertinence, et que j’avais reçue de mon côté comme une énigme.

C’est du printemps, printemps de la vie, dont nous avons parlé d’abord. Printemps des origines. Et c’est la figure de ton père que tu as choisi de mettre en exergue. Il était de la Guadeloupe, de Marie Galante. Né en 1911, balloté par l’instabilité sociétale et conjugale, il est élevé principalement par sa grand-mère paternelle qu’il adore et dont il a bien du mal à accepter la disparition —il t’a même rapporté avoir dormi toute la nuit à côté de sa dépouille. S’en suit une enfance de semi indépendance dans la ferme du père, marquée par un conflit latent avec sa belle-mère qui débouche sur un drame digne de Garcia Lorca : l’enfant (ton père), furieux d’une privation, blesse sa marâtre d’un coup de couteau à l’abdomen ; son père lui inflige alors une punition terrible, digne des temps de l’esclavage : il doit passer la journée à genoux sur une râpe agricole en tenant à bout de bras des bouteilles pleines. La vie commune devient impossible. Ton père choisit de fuir. Après deux tentatives infructueuses, il réussit à embarquer clandestinement sur un navire en partance pour Marseille. Il débarque à 14 ans, en plein hiver et en culottes courtes dans la cité phocéenne. Véritable réfugié (hébergé dans un premier temps en maison de correction pour mineurs), il mène à partir de là une vie d’aventurier, multipliant les fuites et les planques, les petits boulots de journalier (de mousse et de docker) et les combines (joueur de cartes, assistant d’un magicien…). Son père cherchera toujours à le retrouver et à le faire revenir, mais en vain : « Sur son lit de mort, ses dernières paroles lui étaient adressées. Il le voulait à ses côtés. » Tu as tenu à souligner qu’aux yeux de toute ta famille de Guadeloupe, ton père, de par son parcours et son destin, faisait figure de héros. J’ai compris alors qu’il était avant tout le tien. Tu as confirmé par ces mots : « J’ai toujours adoré lui poser des questions sur son enfance », forme pudique voire déguisée d’un : « Je l’ai toujours adoré. » Plus tard, tu as lâché : « Il faut dire aussi que j’étais sa fille préférée » ; et, dans la foulée, tu as magnifiquement défendu sa cause : « Mon père était très sévère, il était capable de colère et de violence —fruit de douleurs profondes et cachées—, mais il était d’une sensibilité très intériorisée. » Il venait selon toi d’une époque et d’un monde bien lointains : « Ses réactions, comme c’est souvent le cas dans certaines civilisations, étaient particulièrement instinctives, moins filtrées ou­­­ contrôlées par le mental. »

À tes yeux, la vraie aventurière reste ta mère. Personnage haut en couleur, qui traverse les deux guerres. Élève brillante, destinée à intégrer l’École Normale pour devenir institutrice, mais qui décide d’être modiste. Elle se marie tôt —parce qu’elle est enceinte— et accouche de deux jumelles qui décèdent l’une après l’autre dans la semaine et le mois qui suivent leur naissance. Dans la foulée, elle choisit de se séparer d’un mari qu’elle juge « médiocre » : elle fuit, elle fugue (« elle aussi ! »). Le mari est insistant : il faut donc s’éloigner ; elle opte pour Zurich (emploi de modiste, patronne très stricte, vie de caserne…) puis pour l’Espagne. La vie madrilène lui convient parfaitement. Elle est première main dans une maison de haute mode. Elle monte souvent à Paris pour assister aux présentations des collections dont elle doit s’inspirer pour réaliser ses propres créations. Elle vit la fin des années folles, « profite des excentricités de la haute société parisienne, des belles tenues, d’une certaine liberté sexuelle. » Elle t’aurait dit un jour : « Je n’étais pas belle, mais j’avais du chien. » Elle en joue. La guerre d’Espagne se déclare. Elle s’implique auprès des Républicains, intègre un réseau de résistance (celui du cinéaste Buñuel). Basée à Marseille, elle espionne contre le franquisme puis contre le régime nazi. Tu m’as longuement parlé de ses pérégrinations en me vantant sa rigueur et son enthousiasme, son implication et sa franchise, sa capacité à s’emballer sans retenue pour un projet et pour une personne, à se montrer à la fois juste et cassante. « Elle était profondément libre de caractère, mais pouvait manifester une certaine dureté et peu d’empathie pour les faibles. »

Plus tu me parlais d’elle plus je m’interrogeais. Je sais bien que les chiens font rarement des chats, mais tout de même ! Je ne te reconnaissais pas vraiment à travers la description de tes deux parents… toi qui portes la douceur comme le châle et qui, en guise de bagages, tiens dans une main l’Empathie et dans l’autre l’Abnégation. Mais j’allais bientôt trouver une explication.

Ton père et ta mère se rencontrent au tout début de la seconde guerre mondiale, à l’occasion d’un épisode rocambolesque « mettant aux prises [ton] père prisonnier et [ta] mère dissimulant une fiole de je ne sais quoi dans un morceau de pain. » Ils se marient à l’issue de la guerre. Ils ont trois filles. Tu es la dernière. Tu gardes de ton enfance un souvenir particulièrement heureux : tu m’as vanté ta cellule familiale très unie (« Nos parents nous ont élevées avec rigueur, mais nous ont donné beaucoup. Je les remercie tout le temps ») ; tu as salué la complémentarité entre les bonnes manières et la bonne tenue de ton monde maternel (« Ce milieu un peu collet-monté où le ‘‘Je t’invite, tu m’invites tel jour et à telle heure’’ est de règle ») et l’informalité du monde paternel (« fait de surprises et d’improvisation ») ; tu t’es étendue sur ce lien d’amour profond et jamais rompu qui t’unit à tes deux sœurs (tu m’as raconté vos quatre cents coups, votre complicité et vos partages). Mais soudain, au détour d’une phrase et presque comme une anecdote, tu es revenue sur ta naissance pour me confier cette chose incroyable : « Je n’étais pas du tout attendue ni désirée. Je sais que je n’aurais pas dû naître. Mais ma marraine, qui avait perdu une fille —une « Danielle » — avait réussi à convaincre mes parents de garder leur enfant et de le lui confier. J’aurais normalement dû aller vivre chez elle, mais à ma naissance, ils ont décidé d’un commun accord —pour s’octroyer sans doute une période de transition— de me poser en terrain neutre. J’ai donc atterri dans une pouponnière de luxe à Meudon. Ils venaient tous me voir régulièrement. Et au bout d’une année, mes parents ont finalement décidé de me récupérer. J’ai donc intégré la famille. » Chapitre pour le moins étonnant qui me fait dire que tu as été adoptée par tes parents naturels à l’âge d’un an… et que tu as dû les séduire pour finalement renaître à leurs côtés ! Tu admets pour ta part que cette ‘‘période de transition’’ a « dû laisser, c’est clair et net, des traces importantes… » puisque tu ajoutes comme une évidence : «… j’ai tout de même une forme d’insécurité en moi. »

Cette insécurité, chère Danielle, personnellement je ne la ressens pas… Mais je ne peux en revanche m’empêcher de lire une partie de ton parcours —et cette empathie exacerbée qui te caractérise (« Je ressens les trucs des autres comme si cela m’arrivait à moi. »), comme une forme de lente réparation. Car si ton père t’a toujours surprotégée (était-ce un rachat ?), il s’est agi tout de même de convaincre ta mère : « Au début, m’as-tu dit, elle a eu beaucoup de mal avec moi ! Je bougeais beaucoup, je cassais par inadvertance, elle ne le supportait pas ! » Tu te décris enfant comme « serviable, attentive, disponible ». Tu m’as dit « avoir tout fait pour faire tes preuves », et « probablement inconsciemment, pour te faire ta place. » Tu m’as dit par exemple « avoir fait très tôt la cuisine ». « Aimer pour être aimé / Prendre soin des autres pour prendre soin de toi » est clairement devenu ton Credo… Et cela a fonctionné, car ta mère, si j’ai bien compris, a fini par t’adopter définitivement quand tu as eu trois/quatre ans !

Tout enfant, tu te préoccupais des plus petits, te dirigeant vers eux si tu les voyais seuls dans un parc : « Petit enfant ne reste pas seul, viens jouer avec nous. » Plus tard tu as choyé les tiens. Et quand tu as intégré PIE —sur le tard— c’était pour prendre soin des adolescents en partance, de ces jeunes qui s’apprêtaient à se séparer de leurs parents et de ces parents qui craignaient « d’abandonner » leurs enfants. La fin de ton printemps tombe en mai 68 : c’est l’heure de l’engagement et de la naissance de ta conscience politique (« Je me souviens de la liberté dans la communication entre les gens, du bonheur d’écouter et de croire aux paroles de l’Internationale, des manifs, des courses dans la rue »), du danger et de la joie du mouvement.

L’été arrive. À 18 ans, tu pars pour l’Angleterre en tant que fille au pair. Tu découvres l’étranger ; tu te découvres une passion et un goût certain pour la langue et pour la « civilité » du peuple anglais, pour le mouvement aussi et le voyage. C’est bientôt le premier emploi (d’institutrice suppléante), en parallèle des études.

L’été d’une vie n’en finit pas : c’est lui qui donne son sens à l’existence, on aime donc qu’il s’éternise. Le tien ne fait pas exception à la règle. Il fut long et à rebondissements, il se construit d’une somme d’étés et d’une somme de vies : la rencontre et le mariage avec Serge, les années post 70 et ta période hippie, le voyage au Maroc, la naissance de Maya, la rupture avec Paris, le long voyage à cheval à travers les Cévennes et le Luberon avec ton enfant de quatre ans (pour rejoindre ce qui allait devenir « ton » pays), la volonté de vivre de la nature, la récolte et la distillation de la lavande sauvage, la couture, la fabrication et la vente de vêtements sur les marchés, les collections de vêtements de soie, la rencontre avec Jaap (artiste-peintre), la naissance de Matthijs, la vie à la maison, les longs voyages à Bali pour réaliser des habits (à partir de prototypes et de patrons que tu avais créés), le lancement de l’école locale de musique et de danse , tes débuts comme costumière dans le spectacle vivant, le ballet national de Marseille et Roland Petit, la vie d’intermittente du spectacle, les tournages et les plateaux, et PIE…

Tu ne ponctues les récits de ta vie et de tes rencontres d’aucun jugement, d’aucune sentence ; si tu t’attardes sur certains (un réalisateur, un metteur en scène, une amie, un mari, l’association…) c’est toujours pour ressortir leur grandeur de caractère, pour t’enthousiasmer soit de leur richesse soit de leur gentillesse. Quand tu parles de l’aventure PIE tu vantes aussitôt la beauté du projet, la qualité de son dirigeant et de son équipe…

J’avais prévu de te demander quelle était ta saison préférée, mais j’ai oublié de le faire. Je crois deviner que tu aurais défendu la cause de chacune en arguant, comme en son temps Proust l’a fait des couleurs, que tu les aimais toutes autant, et que c’est bien leurs harmonies et leurs correspondances qui leur donnent beauté et force. Tu m’as dit tout le bien que tu pensais de « la bascule des saisons » et de « la qualité de nos climats tempérés ». Et par un simple jeu de sonorité, j’ai pensé à ta tempérance, à cette forme d’humilité rare —et d’autant plus étonnante chez toi au regard de ton passé et de ton ascendance— qui t’anime et qui t’amène à freiner, voire empêcher en toi, toute forme d’arrogance, de colère ou de violence. Le calme et le contrôle comme un désir de paix et de pardon.

Nous avons longuement parlé de l’hiver et des morts qui l’accompagnent. Tu m’as évoqué tous ceux qui t’ont quittée et que « [tu] sens/sais continuer à vivre en toi : Serge, ton père, ta mère, Jaap. » Il m’est apparu à l’évidence que tu n’avais pas plus peur de l’idée de la mort que tu n’avais de détestation de sa saison. Tu t’es émue du passage d’une buse dans le ciel blanc, des feuillages gelés et du sol craquant. Tu m’as lancé une belle phrase —que j’ai oubliée— où tu évoquais ce chemin que nous allons tous emprunter en soulignant que tous nos morts nous ont simplement précédés.

Tu te dis à l’automne de ta vie et je sens que tu te délectes tout particulièrement de cette saison. Tu aimes son calme, sa lumière et surtout ses perspectives. Tu ne crains pas plus la solitude de ta maison que tu ne t’y enfermes. Tu es toujours présente et active à nos côtés à PIE, tu chantes, tu donnes le maximum de lisibilité au travail artistique de Jaap… tu accueilleras de nouveaux projets. Tu me sembles avancer avec toujours plus de goût pour l’indépendance et la sérénité, sans désir de lutter et de t’opposer à la permanence ou à la fluctuation des choses. Tu m’as dit : « Au fur et à mesure que l’on avance dans la vie toutes nos certitudes de jeune homme et jeune fille tombent. Jeune on affirme, on discute jusqu’au bout, on veut convaincre, avoir raison… et l’on se bat. Aujourd’hui j’échange des points de vue, mais j’ai perdu toute idée de convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit. Je sais que les choses sont éphémères, fragiles et changeantes, qu’elles sont ce qu’elles doivent être au moment où elles le sont, en fonction des circonstances et des aléas, de ce que l’on a vécu et de ce que l’on est. »

J’ai pensé en t’écoutant à ce poème de Pessoa qui s’ouvre ainsi : « Quand viendra le printemps, si je suis déjà mort, les fleurs fleuriront de la même manière et les arbres ne seront pas moins verts qu’au printemps passé. La réalité n’a pas besoin de moi… » et qui se conclut sur ce vers : « Ce qui sera, quand cela sera, c’est cela qui sera ce qui est. » Et j’ai pensé que ce chant pourrait être le tien.