Repartir pas à pas

ÉDITORIAL Supplément au n°60 de 3.14
PIE, L’ÉCOLE ET L’APRÈS COVID

Par Xavier Bachelot, Trois Quatorze

PIE, l'école et l'après CovidPIE, comme tant d’autres, a dû faire face, tout au long de ce premier semestre 2020, à la tempête sanitaire du Covid-19. L’association a dû gérer l’urgence, prendre des décisions difficiles —tant au plan de la santé des participants que de l’avenir des programmes—, ­­organiser des rapatriements, permettre aux jeunes ou aux familles qui le souhaitaient de poursuivre leur expérience à l’étranger (ou avec un étranger), travailler à la survie de la structure, au maintien des relations avec ses partenaires, à la réalisation ou à la mise en sommeil du rêve des futurs participants… le tout dans les meilleures conditions sanitaires possibles. La ligne de conduite de l’association a été de veiller, dans la limite de ses possibilités, à préserver l’association —bien commun de tous les adhérents— tout en respectant le principe d’autonomie, et donc de prise de décision, de chacun.

La crise, à l’heure où l’on écrit, n’est pas finie. On la promet même longue. Mais le temps de la pause —arrêt de l’activité, du mouvement, voire même de la réflexion— qui, par la force des choses s’est imposé d’abord— semble à son tour se suspendre. La vie, autrement dit, reprend pas à pas sa place et ses droits… et le monde s’apprête à prendre un nouveau départ. PIE va logiquement se sortir de cette situation, car quand il est question de « départ », d’avancée « pas à pas » ou, plus simplement encore, de « faire le pas » l’association évolue dans son élément.

Tous les membres et participants de PIE ont en effet appris à connaître ce mouvement naturel et vital du « pas » et à appréhender les trois phases qui l’articulent 1 :
1°/ Le lever du pied, autrement dit la rupture avec la position d’origine ;
2°/ L’Avancée ­ou déséquilibre provisoire, fruit de la rupture initiale (avec ses risques inhérents de faux pas et de pas de côté) ;
3°/ La Pose du pied en terrain forcément nouveau et inconnu, à la recherche d’une stabilité… toujours provisoire.

Partir, repartir, trouver l’équilibre dans le mouvement perpétuel… Ce qui devrait —sauf à mettre les équilibres en danger— devenir le prochain leitmotiv du monde moderne, est pour nous à PIE, à la fois une devise et une façon de vivre.

Le numéro de Trois Quatorze que vous avez en mains aurait dû sortir un peu plus tôt cette année, mais la crise a, là aussi, bouleversé nos plans. La gestion chaotique du quotidien, l’incertitude qui flottait sur les court et moyen termes (notamment sur les programmes 2020-2021 et sur la date de notre assemblée générale) et, par-dessus tout, la difficulté qu’il y avait à se faire entendre sur un sujet autre que celui du Covid, nous a obligés à décaler l’impression et la publication de ce numéro. Car de quoi parle-t-on dans ce Trois Quatorze ? Ni de virus, ni de masque, ni de gel hydroalcoolique, ni de vaccin, mais bel et bien d’école, d’éducation, de bien-être, de bien vivre… et d’échange.

Encore que !

Il convient en effet de nuancer un peu cette affirmation et de souligner que Trois Quatorze, qui avait été visionnaire en 2019, en publiant un petit article d’un participant sur les « Bienfaits de l’usage du masque en Asie », avait également établi dès janvier dernier, en préparant cet article —et donc de façon prémonitoire—, un lien direct entre les sujets de l’école et de l’hygiène !

Je dois pour m’expliquer vous raconter une petite anecdote. J’ai, au début des années 80, participé en tant que jeune enseignant à une des nombreuses tables rondes organisées dans le cadre du projet de loi Savary. Il s’agissait de véritables états généraux, préliminaires à une refonte profonde de notre système scolaire. La première phase de cette « révolution » consistait à réunir, partout en France, des groupes de travail constitués de professeurs, de membres de l’administration, de parents d’élèves… et surtout d’élèves ! Le débat fut animé et riche, le bilan dressé édifiant, les problèmes soulevés gigantesques, les propositions nombreuses et souvent très intéressantes : elles touchaient aux questions de l’autonomie des établissements, au respect mutuel des acteurs du lycée, à la notation, aux emplois du temps, au décrochage, au soutien scolaire, au tutorat, etc., etc. La montagne accoucha malheureusement d’une souris, car le projet de réforme —parce qu’il incluait une remise en cause du statut de l’école privée— fut balayé par les manifestations et par les conservatismes. Or tous les problèmes abordés lors de ces états généraux n’ont cessé, dans les trois décennies qui ont suivi, de hanter notre école et de la gangrener. Les non décisions prises à l’époque (et depuis cette époque), ce choix collectif —et en partie conscient— de cacher année après année la poussière sous le tapis, ont conduit notre système éducatif dans une forme d’impasse.

J’en viens à notre sujet : dans la plupart des groupes de travail (et dans le mien en particulier) les élèves s’étaient insurgés contre « l’état déplorable des sanitaires dans leur lycée », du fait qu’il n’y avait « pas de savon dans les toilettes », qu’il était       « bien difficile de se laver les mains » et « quasi impossible de prendre une douche après le sport ». Je me souviens de la réaction d’un collègue, alors que je rapportais le travail de notre groupe et qu’à sa demande, j’insistais sur cette question d’hygiène : « Sommes-nous là —avait crié cet enseignant— pour écouter des récriminations stupides ? » Je me souviens de la façon dont, à l’époque, on avait moqué ces élèves et comment on avait choisi de les renvoyer dans les cordes ! 35 ans après, en rédigeant le rapport qui alimente le dossier de ce numéro, j’ai noté que cette demande, portant sur l’hygiène, était à nouveau exprimée par les élèves. En janvier dernier, je l’ai donc naturellement retranscrite dans le journal. Ce faisant, je savais parfaitement que les deux petites lignes de la page 29 (« Avoir des toilettes propres » et « disposer de douches ») passeraient à nouveau inaperçues, ou alors pour une demande au mieux marginale et au pire futile… Mais, le Covid est depuis passé par là, mettant tristement en évidence la parfaite pertinence de ces remarques d’élèves d’hier et d’aujourd’hui !

Si j’insiste sur cette anecdote, c’est pour souligner le besoin d’être à l’écoute de notre école et de s’interroger sur tous les mal-être qui la traversent. Sans vouloir jouer les Cassandre, je suis persuadé que des demandes toutes aussi sensées que de  « pouvoir se laver les mains au lycée », jalonnent ce dossier et qu’elles cachent d’immenses failles. Des Covids d’un tout autre genre que celui que nous connaissons actuellement menacent notre institution scolaire ; ils ont pour noms « perte de sens et de vision », « confusion entre le concept “d’enseignement” (qui passe par “l’évaluation”) et celui de “jugement” de l’élève »,          « abandon de la mission éducative par les parents, pour une confiscation par le monopole “Éducation nationale” », « stress et mauvais résultats », « manque d’estime des acteurs les uns envers les autres », « distanciation professeur/élève », « défaite de la convivialité » ; « perte de lien», « désintégration sociale »… Si nous ne faisons rien, ces virus s’attaqueront à tous les pans de notre éducation et donc de notre culture. Il faut faire évoluer notre école en identifiant « l’incapacité structurelle de l’Éducation nationale à remplir la tâche titanesque qu’elle s’est vu confiée »2 (et qu’elle a choisi d’assumer seule), en redonnant de l’autonomie aux acteurs, en privilégiant la relation directe et de proximité entre l’élève et l’enseignant, en s’ouvrant à d’autres modèles, en développant les échanges (au plus près comme à l’international), en soutenant donc toutes les initiatives individuelles et collectives (même et surtout les plus petites) pour devenir acteur de notre éducation.

Aujourd’hui, notre pays doit mais ne peut se contenter de parler de savon et de masques. Il lui faut, entre autres, continuer à réfléchir à la question de l’efficacité de ses méthodes en termes d’éducation et à celle de la réussite du plus grand nombre ; questions qui, on va le voir, sont corollaires de la notion de bien-être scolaire. C’est ce thème qu’aborde aujourd’hui Trois Quatorze, histoire d’apporter sa pierre au débat et de défendre plus que jamais et à nouveau l’idée de respiration, d’avancée et « d’ailleurs ». Histoire, en fin de compte, de bien « repartir ». ­

1. Ariel Suhamy, Spinoza pas à pas, Ellipses, 2011, p 7
2. Olivier Rey, L’idolâtrie de la vie, Gallimard, 2020, p 14