Un couple franco-allemand

PORTRAIT — D’Ingelheim à PIE — Dérouler l’enfance d’Annette Maurier et retracer ses origines, c’est raconter un peu de la naissance des relations modernes entre la France et l’Allemagne, et c’est comprendre l’attachement que notre déléguée de Metz porte à notre association.

Annette sur L’étang du Gabriau — Fin des années 60

Annette sur L’étang du Gabriau — Fin des années 60

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Bien sûr ce n’est pas la Seine,
Ce n’est pas le bois de Vincennes,
Mais c’est bien joli tout de même,
À Göttingen, à Göttingen… »
— Barbara

Le temps de l’enfance, c’est bien connu, s’écoule avec lenteur. Pourquoi n’en serait-il pas de même de son récit ? Nous avions prévu, en retrouvant Annette, qu’elle nous raconte sa vie en deux heures ; or, en plus de trois, nous n’avons pas dépassé le tiers de son existence. Mais il est vrai que dans le cas d’Annette, l’enfance et l’adolescence semblent contenir et résumer et la suite de sa vie et son essence. Le Göttingen d’Annette s’appelle Ingelheim : petite cité tranquille, posée au bord du Rhin, en amont de la vallée romantique, ville des « délicieuses asperges blanches et de ces cerises charnues dont on garnit les célèbres “Forêts noires”. » L’ancienne résidence de Charlemagne est aujourd’hui riche et prospère, « la plus riche d’Allemagne, en fait. » C’est là qu’est née Annette, en 1955, juste après Noël. « J’ai eu une enfance heureuse », résume-t-elle d’abord, avant de revenir sur l’aspect pour le moins sombre de la période. Nous sommes au sortir de la guerre, l’Allemagne, vaincue et saignée, est coincée entre un lourd passé nazi, un présent bouché — à « l’abri » du rideau de fer — et un avenir des plus incertains. « Mon père et ma mère avaient perdu chacun leurs deux frères à la guerre. Du côté de ma mère, l’un avait disparu sur le front russe et l’autre avait été atteint d’une balle perdue. Du coté de mon père, l’un des fils était mort à Berlin et l’autre avait été enrôlé — pour ne pas dire raflé — à la fin du conflit, comme l’avait été toute la jeunesse allemande, à seule fin d’alimenter des troupes exsangues. Alors ma grand-mère avait tenté de sauver son dernier en le cachant. Mais celui-ci voulait combattre pour venger son frère. Alors il est parti… pour ne jamais revenir. Il faut savoir, précise Annette, qu’en 45, la durée de vie moyenne d’un soldat allemand sur le front russe était de trois semaines ! »

On poursuit sur l’origine… la vie des grands-parents et la guerre : « Mon père a fait toutes les batailles : la Belgique je crois, la Russie c’est sûr, et la Sicile et la bataille de Monte-Cassino… il a été sauvé par une péritonite, qui l’a empêché de partir à Stalingrad ; il serait mort là-bas… » Car là-bas, ils sont tous morts ou presque. « En cinq ans de guerre, mon père a tout vu. » Il n’a sans doute ni voulu ni pu raconter à ses enfants toutes ces horreurs qu’il a vécues, mais sa fille croit deviner l’essentiel et comprendre sa détestation profonde de la guerre à travers cette simple anecdote : « Je me souviens qu’enfants, à la Saint-Sylvestre, il nous interdisait les pétards ; il détestait cela. Les feux d’artifices étaient proscrits aussi et même les jouets militaires. » On écoute Annette, et on entend derrière son récit s’égrener à nouveau la tendre romance de Barbara :
« Ô, faites que jamais ne revienne,
Le temps du sang et de la haine,
Car il y a des gens que j’aime,
À Göttingen… »

À Ingelheim, comme partout dans le pays, cette Allemagne de douleur fait peser, à son corps défendant, une bien lourde culpabilité sur les épaules de ses enfants. « Nos cours d’histoire, je m’en souviens, s’arrêtaient avant les années 30. D’un côté, donc, c’était le silence, et de l’autre (entendez « à l’étranger »), on ne nous a pas aidés. » Et Annette d’évoquer la vision de l’Allemagne véhiculée dans le cinéma ou dans les livres scolaires français. Et d’ajouter : « Quand, vers l’âge de 11 ans, je me suis retrouvée en Angleterre — c’était pendant la coupe du monde de football —, je me souviens qu’à la présentation de notre équipe nationale, les jeunes Anglais faisaient le salut nazi et l’accompagnaient de “Heil Hitler !” » On évoque alors ces longues décennies (50 et 60) où les jeunes garçons français jouaient soit aux « Cow boys et aux Indiens » (en incarnant volontiers les uns ou les autres) soit aux « Allemands » (en faisant de ces derniers —qu’ils se refusaient pour le coup à incarner — des ennemis fantômes). « Nous aussi nous jouions aux “Cow-boys et aux Indiens”, mais jamais à la guerre de 40. À la place nous jouions “au Moyen Âge…” » Les nations préfèrent toujours se nourrir du mythe que de la réalité. Dans ce contexte étouffant, Annette se souvient tout de même de ce conseil avisé et maintes fois répété d’un professeur : « N’ayez pas mauvaise conscience : vous, les enfants, vous n’y êtes pour rien. »

« Mes parents se sont connus pendant la guerre et, comme tant d’Allemands, ils ont tout construit sur des ruines. » Ne se sont-ils pas, eux-mêmes, construits sur ces ruines ? « Pendant longtemps mon père, qui était médecin ORL, a travaillé sans rien gagner. Il prodiguait ses soins contre une poule, un lapin… je ne sais quoi. Dans leur première maison, leur chambre faisait office de salle d’attente : on tirait juste un rideau… » L’espace était étroit, mais on faisait de la place pour accueillir ceux — nombreux — qui étaient juste de passage, ou ceux — famille ou amis — qui pouvaient encore (c’était avant le mur), échapper provisoirement ou définitivement au système d’oppression étatique qui se mettait en place à l’Est. « Le système, dixit Annette, remplaçait doucement les chemises brunes par les chemises bleues et se dédouanait du passé et des réparations en décrétant habilement que le nazisme était le fruit du capitalisme et de l’Ouest. » Plus tard, la famille s’est agrandie et il a fallu déménager pour abriter tout le monde… Les quatre enfants d’abord, puis les grands-parents qui, retraités, « n’étaient plus d’aucune utilité au régime d’Allemagne de l’Est, car désormais, après avoir bien “servi”, ils lui auraient coûté trop cher ! »

Qu’y avait-il donc de vraiment heureux dans cette Allemagne « Année Zéro » ? « La vie était simple, nous dit Annette : l’école ne monopolisait pas toute notre attention, comme c’est le cas aujourd’hui ; nous avions du temps pour nous. » (NDLR : C’est une institutrice qui parle !). On travaillait, on faisait nos devoirs, mais quatre heures d’école nous suffisaient largement. Nous jouions beaucoup dehors, nous étions beaucoup dans la nature, on faisait les vendanges, on faisait du sport, de la gym, du vélo, on allait à la piscine. Nous étions autonomes très tôt. » Elle décrit une vie « normale » et animée, et nous rappelle, avec Barbara, que les enfants aspirent tous à la même chose et qu’ils :
« Sont partout les mêmes,
À Paris ou à [Ingelheim]. »
Elle poursuit : « Le pays œuvrait dans tous les sens. Ça bossait et ça bougeait … » L’individualisme n’avait pas encore fait son nid. « On avait une seule télé pour tout le voisinage, je me souviens qu’on a vu tous les grands événements tous ensemble : Kennedy à Berlin, Kennedy à Dallas, Vatican 2… » Les portes étaient ouvertes, la solidarité était de mise. « Ma mère accueillait tout le monde, on nourrissait les gens de passage. »

« Mes deux grands-pères étaient pasteurs, mais ils étaient très différents. » Annette nous explique alors que, du côté maternel (du côté Kohl), c’était assez libéral, actif et engagé : « Au sein même de son église, mon grand-père a prêché contre le régime nazi… Durant toutes les années de guerre, il n’a rien lâché », malgré les menaces et les peurs et parfois dans la clandestinité. Du côté Jacob (paternel) c’était, par contre, très strict : « À table, on ne parlait pas » ; dans ce monde de discipline et de droiture quasi puritaine, l’obéissance faisait loi, « la mère œuvrait et était soumise, on ne dérangeait pas le patriarche (celui qui faisait rentrer l’argent), au point que les mères dormaient avec les enfants. » Mais dans cette atmosphère presque militaire, le père d’Annette, un peu asthmatique et souffreteux, se distinguait par son côté « Fils à Maman », épris de finesse et de subtilité intellectuelle. Ce fils fragile fut le seul à survivre à la guerre (« Il devait avoir de bons copains pour le protéger »), pour le bonheur futur de sa fille, qui parle de lui, aujourd’hui, avec grande admiration : « Il était doux, patient et souple et vraiment attentionné pour un père… » et gentil infiniment. Elle parle même d’un grand humaniste : « Lui qui en avait tant vu, était l’homme le plus pacifiste que l’on puisse imaginer. Il nous a éduqués de façon très éloignée de ce qu’il avait lui-même connu, de façon très libérale, en nous faisant extrêmement confiance. » Elle ajoute : « Il n’élevait jamais la voix », comme pour sous-entendre qu’il imposait naturellement le respect. « C’était un caractère posé, un alliage fait de cœur et de rigueur, qui s’est parfaitement marié avec le côté agité et spontané de ma mère. » Annette en bénéficia sûrement, tant du point du vue des principes que du caractère. On cherche des points communs aux deux parents : « Ils nous ont élevés, dès le plus jeune âge, avec en tête l’idée de voyage, de curiosité et d’autonomie. Mon père très jeune avait séjourné en Suède, puis il avait fait le tour de l’Allemagne à vélo. » Des Européens avant l’heure ? « Mon père parlait bien le russe, il aimait l’Italien, avait pris des cours de Français… Ensemble ils sont partis au Japon en traversant la Russie. Ils avaient clairement le goût de l’ailleurs et de l’ouverture. » Une rencontre fortuite provoque le premier voyage au long cours : « En 1964, mes parents rencontrent un couple américano-allemand qui vivait entre Ingelheim et les USA : “Vous êtes d’où”, leur demandent-ils ? “De Valparaiso, Michigan.” “Ah c’est chouette ; ce serait si bien si notre enfant pouvait vivre un moment là-bas : il faut qu’il parle anglais, qu’il sorte un peu, qu’il voit le monde, etc.” “Mais tout à fait”, répond la voisine : “Envoyez-le moi, on l’accueillera.” » Le marché est conclu. Et voilà le fils aîné, Claus, en partance pour un échange d’une année en famille bénévole et en « High School » ! Et voilà comment, 40 ans avant Annette, son propre père a mis en place son propre séjour éducatif international, dont il a assuré à la fois la promotion, l’organisation et le suivi : une sorte de super délégué avant l’heure ! « Dans la foulée nous avons reçu quelques Américains l’été, ce qui m’a permis de beaucoup échanger en anglais, et puis mon frère Gerhard est parti, mais cette fois pour Staten Island, dans l’état de New-York, où le couple avait déménagé. Il étudiait au “Wagner College” »… dans le lieu même où, pendant presque 10 ans, dans les années 80, PIE organisera ses stages de préparation aux séjours de longue durée. Quand on dit que le monde est petit ! « À la fin de leur année scolaire, mon père a payé à mes deux frères 3 mois de “Greyhound“ (NDLR : compagnie de bus qui sillonne l’ensemble du territoire américain) pour qu’ils voient du pays. Ils sont partis seuls, pour faire le tour des USA ; ils dormaient dans le bus. » Et de conclure : « Nos parents nous ont appris à nous débrouiller et ont tout fait pour que nous allions voir le monde. Nous avons essayé de faire de même avec les nôtres. » Trente ans plus tard en effet, Guy d’abord puis Nolwenn, partiront, sous la férule de PIE (association dont Annette deviendra la déléguée bénévole) respectivement aux USA et en Nouvelle-Zélande.

Mais revenons à la fin des années 60…. C’est maintenant au tour d’Annette de faire ses gammes. Le séjour que la famille met alors en place est d’une nature un peu différente. « J’étais plus jeune — 11 ans — et j’étais une fille ! (Entendez : “Et l’époque était autre.”) J’étais déjà allée seule en Angleterre, mais ma mère ne me voyait pas partir si loin et si longtemps. À l’occasion d’un retour de voyage en Espagne, nous nous sommes arrêtés à Autun, en Bourgogne, car mes parents connaissaient là-bas une famille, les Maurier, qui dans le cadre du jumelage avec notre ville, avaient failli envoyer leur fils vivre trois mois chez nous. » L’échange n’avait pu se faire en raison de la différence d’âge entre les deux fils. Mais sur place, à Autun, les deux familles découvrent qu’entre Alain, le fils Maurier, et Annette, la fille Jacob, cet échange est par contre envisageable. « C’est à l’occasion de cette visite, je me souviens, que j’ai vu pour la première fois François, le frère d’Alain… mais c’était en photo. » Elle s’amuse de ce souvenir, consciente qu’elle ouvre là le plus important paragraphe.

C’est le début d’un voyage au long cours —le plus beau qui soit— celui d’une relation qui mettra dix ans à se bâtir et qui dure toujours. Une relation qu’il est impossible de résumer en quelques lignes, tant le récit qu’en fait Annette est fourni et détaillé, tant la relation fut riche en déplacements, en ajustements, en beauté et malheureusement aussi en drames. Nous la résumerons ainsi : premier voyage de la petite Annette entre Mayence et Issoire, allers et venues entre la France et l’Allemagne (« avec, en prime les grèves de train, et de la poste »), un chat siamois, une DS et ses phares tournants, le sirop à la menthe, les balbutiements en français (« Je ne connaissais que l’infinitif et le présent, et cette fameuse phrase que, par politesse, je devais toujours prononcer : “Puis-je vous aider ?” »), la découverte de la résidence d’été des Mauriers, celle d’Issoire, de la neige et du ski, les bonheurs de « L’étang du Gabriau », la chasse au rat musqué, une amitié forte entre deux adolescents et, au-delà entre deux familles, puis la mort brutale et tragique d’Alain, l’étudiant d’échange, dans un accident de voiture (il avait à peine 18 ans), puis la douleur et le chagrin, puis la maladie du frère, François, et la visite au Sana dans les Alpes, la relation naissante et la préparation des concours de médecine, et l’exil au Québec, et la traversée du Canada et des US… Ce long périple et ce long partage auront deux conséquences majeures : d’un côté, le mariage — on l’aura deviné —, entre François et Annette (et la naissance d’une famille transfrontalière de quatre enfants), et de l’autre ce lien profond entre Annette et la France. En écoutant Annette parler de François — comme d’un poète charmant et chevelu, rigoureux souvent mais rêveur à ses heures — en l’entendant évoquer ses exploits — d’étudiant d’hier (elle énonce ses résultats comme on cite des batailles) et de médecin d’aujourd’hui —, on est convaincu, avec Barbara, que :
« L’amour y fleurit tout de même,
À Gottingen, à Gottingen ».
Et en écoutant Annette, si loquace et si précise, parler avec tant de justesse de ce pays qui est devenu le sien, en l’entendant évoquer dans un français si parfait —et avec tant de précision dans l’énoncé et le vocabulaire—, à la fois les lourdeurs et les merveilles de l’hexagone, on se conforte dans l’idée qu’à l’instar de tant de ses compatriotes — et comme l’a si bien chanté Barbara — l’enfant d’Ingelheim ­

« Sait bien mieux que nous je pense,
L’histoire de nos rois de France. »

En la quittant, on se dit alors que cette petite fille à l’enfance allemande, devenue épouse, mère et institutrice en France, aura su, à l’évidence et pour le bien de tous, aimer et le français et le François. Aix, le 13 février 2017

 

Articles parus dans le Trois Quatorze n° 58