La voie du dépaysement

Matthijs est parti une année avec PIE, à l’autre bout du monde : c’était il y a 23 ans, dans la froide et sauvage Alaska. Il est aujourd’hui enseignant et chercheur en sociologie. Rien ne relie directement ces deux faits ou événements. Mais parler avec l’intéressé de l’un et de l’autre permet de dessiner un chemin de recherche et de vie, où le goût pour la découverte, le dépaysement et l’apprentissage a toute son importance.

Matthijs Gardenier - Participant PIE au programme d'une année scolaire aux USA - PIEEn images : Matthijs d’hier et d’aujourd’hui (2002/2023)

Prénom : MATTHIJS

Nom : GARDENIER

Nationalité : Française

Promo :  2000 / Dinosaure

Destination : Kodiak, Alaska, USA

Situation actuelle : chercheur en Sciences sociales, coordinateur scientifique de l’Observatoire des discriminations de Montpellier et enseignant en Sociologie à l’Université Paul Valéry Montpellier 3

 

 

 

Pourquoi je suis parti avec PIE ?
Mon moteur c’était LA DÉCOUVERTE. J’avais deux envies très précises : l’envie de pratiquer la langue anglaise, de la parler couramment… et celle de découvrir l’Ouest américain. Je parlais déjà hollandais, mais l’anglais m’intéressait. Je sentais que cela me serait utile. Je dois dire aussi que ma soeur travaillait à PIE et que dans ma famille on était plutôt sensibilisés à ce type de projet international, autour du voyage et des langues. L’idée de l’Ouest américain, au départ c’était un peu pour le climat, pour la Californie ou le Nevada…

Et au final tu as été placé et tu es parti en Alaska ?
Oui. Je dois dire que l’Alaska, ce n’est pas exactement l’Ouest que j’imaginais… et encore moins l’expérience à laquelle je m’attendais. Mais au final, je suis très très content d’avoir vécu là-bas. L’Alaska c’est les États-Unis bien sûr, mais en même temps c’est tout à fait autre chose que les États-Unis. C’est une société qui n’est pas arrivée au bout de son expansion, un monde encore en devenir. C’est très curieux et intéressant à ce niveau-là.

L’Alaska c’est les États-Unis bien sûr, mais en même temps c’est tout à fait autre chose que les États-Unis. C’est une société qui n’est pas arrivée au bout de son expansion !

Mon année PIE en un mot
LE DÉPAYSEMENT — Ça rejoint ce que l’on vient de dire. En Alaska, je me suis senti ailleurs. Avec ma famille d’accueil on habitait directement sur le Pacifique. Plus de vingt ans après, il reste gravée en moi cette image du réveil quotidien face à l’océan, aux vagues, aux marées. On ne pouvait pas se baigner tellement c’était froid, mais la mer était là partout. Se lever et profiter de ce spectacle tous les jours, c’était bel et bien dépaysant. L’île de Kodiak est grande comme la Corse, mais il n’y a qu’un seul bled : c’est un port de pêche en fait. Penser à cela, se dire qu’on est loin de tout, comme dans un poste avancé, avec derrière soi les humains et devant plus rien ou plus grand chose, est assez grisant. Ce contact puissant et direct avec les éléments —pas tant le froid que le vent, la pluie, les tempêtes— ce n’est pas si courant aujourd’hui, et j’ai beaucoup apprécié de vivre ça.

Au final, l’Alaska à sa façon s’est révélé être le vrai Ouest américain, une terre de pionniers, c’est cela ?
Oui, l’Alaska est un monde extrême, un peu au bout du bout, un peu à la limite. C’est une terre, une nature qui reste dangereuse : si tu te perds dans la forêt, tu peux ne jamais te retrouver ; si tu es pris par la pluie et la tempête, tu peux très vite mourir d’hypothermie ; si tu tombes dans l’eau, ton espérance de vie se résume à une minute, etc. En vivant là-bas, tu prends conscience de cela.
Le dépaysement que j’ai ressenti tenait donc à l’espace, mais également à l’environnement social, notamment à la population de l’île, une petite communauté composée essentiellement de pêcheurs, d’enfants de militaires (car Kodiak est une des plus grosses bases de garde-côtes du pays) et —je ne sais pas trop pourquoi d’ailleurs— de nombreux Philippins. Tout cela constituait un beau mélange. En Alaska en général, et à Kodiak particulièrement, on est bien loin des “Suburbs” américaines totalement civilisées, avec leurs maisons toutes identiques et leur vie trop bien réglée. Et il est vrai que cet esprit “Last Frontier”, ce côté pas encore fini, pas totalement contrôlé, donne un petit côté Far West au pays… Vivre dans cet environnement un peu particulier m’a bien plu, oui !

Une anecdote sur mon séjour
J’ai été amené, avec un autre étudiant d’échange, à suivre un cours de “Survie dans la nature”. Au départ, c’est une formation destinée aux marins, lesquels, pour pouvoir travailler sur les bateaux de pêche, doivent avoir une certification à la survie. Il faut dire qu’ils peuvent facilement être victimes de naufrages, échouer sur des îles désertes ou perdues. Il s’agit de les préparer aux situations extrêmes, dans des lieux hostiles et froids, en attendant les secours. J’avais trouvé ce cours super sympa et très instructif. On apprenait les gestes essentiels, on avait également appris à éteindre les incendies, et on avait même participé à un stage sur un bateau de pêche dans le cadre d’une expédition scientifique. Ce cours était parfaitement approprié aux besoins des gens : c’était très concret et pratique et sans aucun caractère idéologique… rien à voir avec les expériences “survivalistes” pour cadres supérieurs en mal de frissons, dont on entend souvent parler !

Quand tu reviens, tu retrouves le monde que tu as connu, et toi tu as changé. Tu as l’impression de devoir faire la route dans l’autre sens.

Un mot sur la réintégration à la France
Le retour a été un petit choc. Je pense que c’est le cas pour beaucoup d’étudiants, mais dans mon cas je parlerai encore de dépaysement, en raison de ce monde un peu particulier que j’avais connu et pratiqué. Quand tu pars, tu fais l’effort de t’adapter à la culture, aux manières de vivre… tu y parviens… et quand tu reviens, tu retrouves le monde que tu as connu, et toi tu as changé. Tu as l’impression de devoir faire la route dans l’autre sens. Ça nécessite une petite phase d’adaptation !

Mon parcours depuis le séjour
J’étais parti en fin de troisième. En rentrant, j’ai pu intégrer directement une première, donc sauter ma seconde. J’ai passé le bac, puis j’ai fait Sciences-Po, puis une thèse en sociologie à Montpellier, et un master en production audio-visuelle. Récemment, j’ai fait un post-doct (projet de recherche) à l’université de Manchester, en Angleterre.

Mon travail actuel
Je suis chercheur en sciences sociales. Mon travail théorique et mes publications portent principalement sur les mouvements sociaux et tout particulièrement sur le vigilantisme. En parallèle, j’enseigne à l’université Paul Valéry de Montpellier, en sociologie. J’ai des missions d’enseignement, sur diverses thématiques (que ce soit sur des bases de la matière ou sur des sujets plus pointus de sociologie). Je suis également coordinateur scientifique à l’Observatoire des discriminations de Montpellier. Je travaille, dans ce cadre, sur tous les aspects de la discrimination et de l’accès aux droits, à travers notamment des études de terrains et une réflexion sur les améliorations possibles de la situation des gens.

Tu es devenu un spécialiste des mouvements sociaux et des mouvements de masse. Dans un premier livre, tu te penchais sur le pouvoir de la foule, en remettant en cause certains clichés (la foule a-t-elle nécessairement un leader ? est-elle nécessairement manipulée ?…), et en soulignant son ambivalence (la foule vecteur de liberté versus la foule capable des pires excès, la foule comme contre-pouvoir versus la foule récupérée ou matée).  Tu viens très récemment de publier “Towards a Vigilant Society? From Citizen participation to Anti-Migrant Vigilantism ?”  Quel est le propos central de ce travail ?
Ce livre s’intéresse à ce phénomène particulier du “vigilantisme” —lequel tend à se développer fortement— et qui amène les gens, dans de nombreuses situations, à faire le travail de police à la place de la police. Cela va de situations anodines (comme la surveillance d’une personne suspecte dans un quartier) à des situations plus extrêmes, où on passe de la surveillance à l’intervention directe, avec des justiciers, etc. Ce phénomène qui a pris de l’ampleur dans le sud global (au Brésil, au Nigeria, en Afrique du Sud, au Mexique, etc.) et partout où les États ont tendance à s’effondrer, a tendance à s’étendre dans les démocraties occidentales (aux États-Unis par exemple avec les chasseurs de migrants —ou autres publics… que je qualifierai de “désagréables”). Il s’agit de s’interroger sur les motivations des intervenants, les raisons de cette tendance de fond, de se demander s’il faut s’inquiéter ou non de ces mouvements (et si oui dans quelle mesure), le tout en adoptant une démarche scientifique et documentée, en évitant les fantasmes et en sortant des représentations médiatiques.

L’année à l’étranger a été un incitateur, mais il a aussi fallu travailler derrière.

Quel est le lien entre ton année avec PIE, ta situation et ton travail actuels ?
Le lien est plus transversal que direct. À chaque moment et à chaque étape dans mon parcours, le fait de parler anglais et d’avoir cette ouverture sur les États-Unis et plus largement sur l’international m’a aidé et m’a offert des perspectives. Par exemple, pour mon entrée à Science-Po, j’avais pile la note nécessaire, mais ce qui a fait la différence c’est mon niveau d’anglais. De la même façon, c’est mon niveau d’anglais qui m’a permis d’avoir un financement post-doctoral à l’université de Manchester, etc. Je ne pense pas que j’ai fait ce que j’ai fait (études et autres) grâce à cette année à l’étranger, mais je pense que PIE m’a ouvert des portes et des chemins qui seraient restés fermés autrement.
L’année à l’étranger a été un incitateur, mais il a aussi fallu travailler derrière. Pour l’anglais par exemple, j’étais très à l’aise à l’oral mais il m’a fallu faire tout un boulot académique et d’adaptation sur la lecture, l’écriture. C’est sans doute vrai à tous les niveaux. L’année ne fait pas tout.

Relation à PIE ?
Je suis délégué à PIE et participe à nombre d’événements PIE depuis un petit moment. J’ai suivi et je suis encore pas mal de participants (de l’inscription au séjour), autant pour participer à la dynamique de l’association dont je me sens proche que pour partager avec les jeunes —et surtout les familles— ma propre expérience.

Si je n’étais pas parti avec PIE.
(Rires) Quelle question ?! Je ne sais pas du tout !
Après le bac j’ai fait un Erasmus en Hollande. Je pense que si je n’avais pas passé une année à l’adolescence dans un pays anglophone, je l’aurais fait plus tard. Tout ça pour dire que si je n’étais pas parti avec PIE, j’aurais sans doute pris la même direction, mais sans forcément emprunter la même voie. Après… qui sait !  je ne peux rien garantir. On est une somme d’expériences et ce que l’on pense n’est pas forcément vrai.