Le «Oui» de la Rose

Geneviève RoseGeneviève Rose, déléguée régionale PIE en Franche-Comté, sait ce que partir veut dire !

Qui n’a pas deux natures ? Celle, souvent la plus farouche, contre laquelle il lutte, et celle, bien plus sage, que son entourage en général aimerait voir triompher ? Qui n’a pas deux amours : l’aventure et la tranquillité ?

Enfant de la guerre – elle est née dans les tous premiers jours de l’année 40 – Geneviève a très vite été confrontée au conflit. De cette première période de sa vie, elle ne garde pourtant que deux souvenirs : celui des alarmes et des sirènes (« aujourd’hui encore, elles m’angoissent, celle du mercredi me fait toujours froid dans le dos ») et celui, plus prégnant, du départ et de la séparation. Geneviève a tout juste 4 ans quand on l’arrache aux siens : « C’était en 44, la Croix- Rouge m’avait placée, comme ma soeur et comme beaucoup d’autres petits Français, dans une famille d’accueil en Suisse. On manquait un peu de tout, il fallait qu’on se refasse une santé. » L’idée est noble, mais dans le coeur d’une si petite enfant, les dégâts ne peuvent être que grands. C’est que la rupture est longue et brutale : « Je suis partie là-bas sans explication, on ne m’avait rien dit, je n’étais pas préparée, je ne savais pas combien de temps cela durerait ! » Cela dura un an. Un an de silence, de mutisme, d’incommunicabilité : « Je ne parlais pas un mot d’allemand. Je ne parlais à personne. Mes hôtes tenaient une entreprise familiale de tissu. Le père et les filles y travaillaient, moi, je restais toute la journée, seule avec la mère d’accueil, je m’ennuyais – je me souviens que je jouais avec un meuble miniature et ses petits tiroirs en bois. » En une année, Geneviève n’aura quasiment aucune nouvelle de sa vraie famille : « Mon père s’était engagé en 40, je ne le connaissais pour ainsi dire pas ! Je me souviens que ma mère m’avait accompagnée jusqu’à la frontière et puis après… après j’ai peut-être reçu une lettre ou deux durant toute l’année ! Mais je ne savais pas écrire, alors je ne pouvais pas répondre. » Tout cela est très logique. Elle avoue en souriant : « Je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait » – puis rit franchement : « Aujourd’hui encore, je ne comprends rien à cette histoire. » L’année est définitivement marquée du sceau de l’isolement – un calvaire en somme, même si la famille était « gentille », qu’elle « faisait au mieux ». De ce séjour, il reste à l’adulte quelques sombres souvenirs : les intonations en suisse-allemand, « que je déteste à tout jamais », et « l’image de la cour de la maison et des quatre soeurs qui me surveillaient. »

Voilà comment les événements (la guerre en fait) ont quelque peu coupé l’herbe sous le pied de l’aventurière. Voilà pourquoi le départ, bien qu’ardemment souhaité, sera désormais signe de déchirement. Quarante ans plus tard, quand Geneviève, déracinée de la première heure, deviendra experte en départ de longue durée, elle saura se souvenir de cet arrachement, elle donnera alors toute sa mesure à une bonne préparation, aux nécessaires explications préalables et à l’indispensable prise en charge du participant.

Si l’histoire commence comme un conte cruel pour enfant, elle devient vite un peu plus classique et plus ronde. De l’enfance, Geneviève ne nous raconte pas grand-chose d’autre, sinon sa fascination pour ses frères (« J’étais gâteuse, je les aurais suivis partout »), pour les voitures (« on parlait puissance et cylindrées »), pour ce qui brille et pour ce qui est beau.

De sa mère, elle parle peu, mais sur son père elle est intarissable. « Il s’était engagé en 14- 18, il avait alors 17 ans – pour suivre son propre père à la guerre – et en 40, il a fait de même, alors qu’il n’était même plus mobilisable. À 41 ans, il a rejoint les FFI, le maquis. » De la première guerre, le père ne parlera jamais, « pas un mot, rien, » de la seconde (et de la résistance) il dira quelques mots à l’occasion, « mais si peu ». À écouter Geneviève, on sent poindre le respect, l’admiration, avec d’autant plus de force que son père « a refusé tous les honneurs, toutes les médailles » : « À sa mort, les anciens combattants ont déposé une plaque sur sa tombe, mais on l’a enlevée, parce qu’on savait qu’il ne voulait pas de ça. Les anciens combattants n’ont pas bien compris. Que voulez-vous ! »

Attention : les relations avec le père ne seront pas toujours faciles… Nous voilà en effet arrivés à l’adolescence, à l’âge où la nature instable enfin se manifeste – où elle se meut comme une lave en fusion dans les profondeurs du corps et de l’âme – à l’âge où ça chauffe… jusque dans les têtes les plus sages. « Je crois qu’en moi, j’avais quand même ce goût prononcé pour le voyage et qu’il s’est manifesté à cette époque-là. » Geneviève part d’abord en Angleterre pour trois mois, au grand dam de ses parents : « Il faut dire qu’en 58, ça ne se faisait pas trop, surtout pour une fille. » Mais Geneviève est ravie. Ce n’est donc qu’un début… du moins le pense-t-elle : « Je crois qu’à partir de ce moment-là, je n’ai plus eu qu’une idée en tête : devenir hôtesse de l’air. » Elle analyse cette volonté de façon très lucide : « J’avais adoré l’avion, je voulais voir du pays et je ne voulais surtout pas être prof. » Et pourquoi donc ? « Mais parce qu’il n’y avait que des professeurs dans ma famille ! Mon père était professeur, ma mère aussi, ma soeur allait le devenir. Et du côté de mon père, on était enseignant depuis 4 générations ! » Geneviève, en effet, vient d’une famille républicaine (baignée dans Jules Ferry et imprégnée de laïcité), d’un milieu où l’exigence n’a d’égal que le sérieux. C’est peut-être cet aspect un brin trop strict et trop sage qui la dérangeait : « Je savais ce que c’était qu’une vie de prof. Alors je voulais tout faire, sauf ça ! D’autant que mon frère aîné n’avait pas suivi cette voie. »

L’hôtesse de l’air contre l’enseignante – l’adolescente contre les parents – l’inconnu contre les certitudes. « Je me rappelle qu’à cette époque, j’ai vraiment détesté mes parents. » La révolte est furtive mais nette : le drame va se jouer en deux actes.

Premier acte : à l’issue de l’année de seconde, le père ordonne à la fille de passer le concours de l’école normale d’instituteurs. Le jour du concours, la fille va avec ses copines au cinéma. « J’ai cru que mon père ne le saurait jamais. Mais il l’a su. Et ça a été ma fête. Le soir, il m’a convoquée et m’a dit : “ Mais qu’est-ce que tu veux devenir ?” – je lui ai répondu : “ Hôtesse de l’air ”. À l’époque et dans notre milieu, c’était inconcevable (d’autant que les hôtesses de l’air n’avaient pas le droit de se marier). Alors, il m’a lancé : “ Et pourquoi pas prostituée ! ” – je lui ai rétorqué : “ Ça aussi, ça serait pas mal ! » Je n’ai reçu qu’une claque dans ma vie, ce fut ce jour-là ! ”. » Silence. « Et pourtant qu’il était gentil, » s’empresse-t-elle de dire, comme pour l’excuser, comme pour s’excuser encore, comme pour nous rappeler qu’en vieillissant on regarde aussi son adolescence avec les yeux de ses propres parents.

Acte second : deux ans plus tard, Geneviève passe en secret et avec succès la première partie d’un examen pour être hôtesse de l’air. Elle doit bientôt se présenter au Bourget pour « l’épreuve physique ». Mais, entre temps, elle rencontre l’amour, en la personne d’André Rose. Quand il apprend qu’elle veut être hôtesse, à son tour il s’insurge. « Il était enseignant aussi ! Il ne pouvait pas comprendre que je veuille être hôtesse et pas institutrice. Il m’a dit : “ C’est de la folie ”, et quelque part il m’a poussée à choisir entre lui et le métier d’hôtesse. » Devant André, Geneviève déchire sa convocation à la deuxième partie de son examen. La passion vient de l’emporter sur la passion. En agissant ainsi, elle vient dit de dire « oui » à son futur mari. « Je me souviens très bien avoir déchiré ce papier », insiste-t-elle. « Il était bleu », tient-elle à préciser. Bleu : la couleur de l’air, du rêve, de l’espace, mais aussi de la détente. Le drame est joué, la vie désormais va rouler plus calmement. Dans la foulée Geneviève passera le bac, deviendra institutrice, et dira à nouveau « oui » à André… mais cette fois officiellement. Quelques années plus tard, elle et son mari auront deux enfants, deux filles, qui beaucoup plus tard deviendront professeur et diplomate. Toutes deux voyageront, toutes deux vivent aujourd’hui à l’étranger !

« Je me souviens très bien avoir déchiré ce papier », nous répète-t-elle en faisant le geste, « et je me souviens l’avoir mis à la poubelle. J’ai pensé alors que toute ma vie, je le regretterais. » Et cela a été vrai pendant longtemps : « Notamment l’année suivante, quand j’ai appris que les hôtesses avaient désormais le droit de se marier ! » Mais le temps a fini par la convaincre du contraire : « Je sais aujourd’hui que raisonnablement, cette histoire n’était pas possible. J’aurais vite été cantonnée au sol, comme hôtesse d’accueil, et cela ne m’aurait pas convenu. J’ai finalement eu un métier très intéressant, qu’à défaut de vivre avec passion, j’ai pratiqué avec sérieux et patience : j’adorais les enfants. »

Et puis elle arrive à l’essentiel, à cette nature à laquelle elle fut longtemps persuadée d’avoir tourné le dos : « Je sais que j’étais attirée vers le luxe, la décoration, les belles choses. Mais j’ai compris aujourd’hui que ce n’était pas forcément mes valeurs. J’imaginais la gloire et les voyages, et je me suis retrouvée à enseigner dans des patelins de montagne avec des gamins un peu paumés, dans des milieux parfois très défavorisés, gangrenés par la consanguinité. Quand aujourd’hui je vois tous les gens de chez Peugeot qui s’appuient sur leur seule réussite financière et qui, excusez-moi l’expression, “ pètent plus haut que leur cul ” – je me dis que, là où je suis, je suis plus en accord avec moi-même. » Elle parle beaucoup de sa région, mais aussi de son frère, qu’elle a tant admiré, mais qui s’est sans doute un peu perdu dans le superflu. Elle dit avoir évité la pollution, le « frelatage ». Pour ceux qui n’aiment pas les conflits, la vie épouse bien souvent les formes d’un labyrinthe. Quand ceux-là rencontrent un obstacle, jamais ils ne l’affrontent, toujours ils le contournent : soit ils bifurquent d’un côté, soit ils bifurquent de l’autre, soit ils rebroussent chemin – ne croyez pas pour autant que nécessairement ils abandonnent ou qu’ils perdent définitivement de vue leur objectif.

L’histoire de Geneviève en est une preuve, elle qui a souffert du départ, puis l’a magnifié, elle qui a vu s’éloigner ses rêves de hauteur, sans rancune et sans aigreur, pour rebondir à travers sa propre vie, celle de ses enfants et sans doute aussi celle d’autres participants au départ. Geneviève, à l’image d’autres représentants PIE, a sans doute transcendé son manque de départ en conseillant les jeunes français – là aussi, sans doute, dans cette activité humaine elle a réuni ses deux natures. Son « oui » à André était peut-être autant un sacrifice qu’un aboutissement, autant un renoncement qu’une libération. « J’ai fait un choix, et au final je ne suis pas sûre de ne m’être pas rendue là où je devais me rendre. » Où se cache le centre de son labyrinthe ? Elle laisse entendre qu’elle ne le sait peut-être pas. Mais qui le sait ?

Geneviève Rose en quelques dates

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